Témoignage de Madame Claude Lévy 

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Relecture d’Audrey Aboab, mise en page de Nathalie Zajde

Pourquoi suis-je tenaillée, maintenant que je suis âgée (pensant peut-être à mes dernières années de vie…), par le souci de raconter mon adolescence perdue dans cette épouvantable tourmente que fut l’enfer nazi ? Toute ma vie bascula ainsi que celle de mon frère, de ma petite sœur, de ma mère, de mon père, de ma grand mère paternelle, à l’aube d’un matin de juin 1942, lorsque la Gestapo arrêta mon père à notre domicile alors qu’il s’imaginait que, juif français depuis des générations et officier de réserve, il ne serait jamais inquiété.

Mais, avant d’évoquer mes pérégrinations d’enfant cachée, par amour et respect pour mes parents, je vais essayer de faire revivre leur souvenir se mêlant à mes premières années de vie.

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Par le plus grand des hasards, je naquis au Vietnam (alors l’Indochine) en 1926 où mon père fut engagé comme ingénieur aux Distilleries d’Hanoi.

116MetropoleHanoi.JPGMes parents y menèrent la très agréable existence de colons. Mais, ayant quitté l’Asie à quatre ans (fin du contrat de mon père), mes souvenirs sont rares et vagues. Je vois cependant encore les margouillas qui rampaient sur les murs ainsi que ma kongai avec son turban (ma nounou). Mon petit frère naquit deux ans plus tard.

En réalité mes souvenirs émanent surtout des récits que papa me faisait en se rasant la barbe lorsque nous avons regagné la métropole, son contrat de quatre ans étant terminé.

Un mois avant la Déclaration de Guerre nous étions en vacances (maman, mon frère, ma petite sœur et moi) au bord de la mer à Houlgate.1408281414-houlgate-embouchure.jpg

Puis ce fut le bouleversement, la mobilisation, la peur. Ma mère craignant le pire (bombardements et bien d’autres avatars), décida d’aller vivre à Rennes. Nous habitâmes alors dans un appartement de banlieue où nos deux grand mères vinrent nous rejoindre. Mon père fut mobilisé comme lieutenant de Réserve et nous écrivait souvent. Pour ma part j’étais heureuse de ne pas retourner en pension   aux Loges, Maison de la Légion d’Honneur que je détestais. Si j’avais su…

Puis ce fut la déclaration d’Armistice et le retour à Paris. L’appartement de Versailles devenu indisponible, mon père accepta l’offre de son frère Jean qui avait regagné Londres, d’occuper son appartement de la rue de la Faisanderie dans le 16ème arrondissement de Paris.16ruedelafaisanderie01.jpg

Jean était alors vice président de la SNCF. Nous étions en pleine zone occupée.

Papa démobilisé reprit son métier d’ingénieur, nous retournâmes au lycée.

Papa ne se méfiait pas, se sentant protégé en tant que « juif français » fils de Général, Officier de réserve… Mal lui en prit.

A l’aube d’un matin de mai 1942, de grands coups de crosse ébranlèrent notre porte d’entrée ; tout le monde se leva, se précipita vers la porte à moitié enfoncée et se trouva nez à nez avec la Gestapo. Ce fut l’horreur. Ils menottèrent papa, le tabassèrent à grand coups de crosse et l’emmenèrent. C’était parmi les premières arrestations de notables juifs français. Il fut parqué à la mairie du 16ème puis expédié à Drancy, puis à Auschwitz, d’où il ne revint pas. J’ai toujours pensé que mon père avait été arrêté à la place de son frère.Drancy_-_dec_1942.jpg

Après ce drame, nous vivions tant bien que mal, rue de la Faisanderie, dans ce Paris occupé, avec des photos de Petain placardés à tous les coins de rue.

Maman toujours désespérée d’être sans nouvelles de son mari essayait, en vain, de le faire libérer, de lui écrire, de lui envoyer des colis, tout en redoutant le pire même si, à cette époque, l’on ignorait encore l’existence des chambres à gaz.

Nous allions, les trois enfants, au lycée. Puis ce fut l’obligation du port de l’étoile jaune. En classe certaines élèves me fuyaient ostensiblement. etoilejaune070642.jpgJe décidai alors de ne pas porter cet horrible insigne et de partir pour la « zone libre ».

Je participai avec ma classe à la répétition du «  Voyage de Mr Perrichon », puis un jour, sans rien leur dire, je quittai Paris en faisant jurer à maman de venir avec ma petite sœur et ma grand mère me rejoindre le plus rapidement possible.

Nous avions un cousin catholique mari d’une cousine juive, directeur de deux usines, l’une sise dans la region parisienne, l’autre en Touraine, en zone libre.

Ma cousine Marianne, sa femme, y résidait dans une charmante maison.

Un camion reliait régulièrement ces deux usines, franchissant sans problème « la Ligne », chemin qu’avait déjà emprunté mon frère Georges qui put ainsi arriver sans encombre chez un ami à Foix. J’empruntai donc le même système, ayant fait jurer à maman de me suivre, et débarquai chez la cousine. Je ne saurais jamais pourquoi maman n’a pas emprunté ce même parcours.

En effet, plus tard, maman, grand-mère et ma petite sœur Aline ayant pris un passeur pour franchir la ligne de démarcation, furent vendues par cet individu aux nazis et enfermées dans la prison de Monceaux-les-Mines (juillet 1942).

Mais ma petite sœur fut sauvée et cachée par des religieuses d’un couvent voisin qui ensuite la confièrent à un réseau de résistants; un de ces résistants, par miracle, connaissait ma famille et put ainsi la conduire chez une tante habitant Grenoble. Grand mère et maman furent sans retour, déportées à Auschwitz, par le convoi n°35.

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Après mon passage en zone libre, je passai quelques jours chez Marianne puis elle me conduisit dans l’Ain chez une autre cousine qui, pour me distraire, me fit entrer dans une ferme proche tenue par des étudiants en médecine strabourgeois venus se cacher là. Ce fut un séjour très agréable. Je fus ensuite expédiée à Lyon chez des amis de mes parents.

Lorsque la flotte se saborda à Toulon, en novembre 1942, ces mêmes amis prirent peur et m’expédièrent chez Mme Charvet, aux Courrières à l’Isle, près de Limoges.Toulon1942_sabordage.jpg Avec ma bicyclette, je pris le train pour Limoges et me débrouillai seule pour arriver à cette « ferme école ». C’est ainsi que par un jour d’automne je dévalais une grande allée de chênes rouge aboutissant à une demeure blanche, genre gentilhommière du 19ème siècle.

J’ouvris une petite porte et pénétrai dans une petite pièce éclairée par un feu de cheminée et où autour d’une table des jeunes filles écossaient des haricots. Puis une vieille femme échevelée se jeta sur moi en pleurant sur le sabordement de la Flotte de Toulon. C’était Mme Charvet.

Comment cette adresse fut elle connue ? Par le plus grand des hasards! Une tante, la belle sœur de mon père, ma seule famille d’alors, voyageant en première classe dans le train qui reliait Clermont Ferrand à la Bourboule, entama une discussion avec une femme âgée décorée de la rosette de la Légion d’Honneur. Mise en confiance, ma tante apprit que cette femme avait été infirmière militaire et qu’elle était fille de Général. Ma tante lui confia qu’elle était elle-même belle fille de Général et la conversation alla bon train. Cette femme lui raconta qu’elle assumait la direction d’une ferme école d’assistantes sociales rurales dans le Limousin. Et je ne sais pourquoi (est -ce que ma tante lui confia qu’elle était juive ?), Madame Charvet lui proposa, le cas échéant, de cacher sa fille sous un faux nom et de l’héberger dans sa ferme école des Courrières. Je pense qu’elle ne lui dit pas que la ferme en question était subventionnée par le gouvernement Petain. Ainsi ce fut moi qui, sous le nom de Lemeaux, passa deux années pendant l’Occupation aux Courrières.

 

Je me retrouvai donc au milieu de ces soixantaines d’hectares de domaine rural, entourée d’une troupe d’espagnols, une bande de jeunes filles au séjour varié et fluctuant, notre chef de travaux, une femme à l’allure très masculine, et de la fille divorcée et confite en dévotions de Mme Charvet. Tout ce monde que j’ai cotoyé pendant plus de 2 ans me paraissait bien étrange. Moi, pauvre gosse que j’étais, isolée, sans nouvelles de ma famille sauf de tante Geneviève qui de temps en temps m’envoyait un peu d’argent. J’espérais toujours que maman viendrait me chercher.

Commença alors la plongée dans cet univers insolite. Je me suis mise aux travaux des champs. La propriété était vaste et la production variée : herbages pour les ruminants, champ de blé, d’avoine, de colza, de carottes fouragères, de topinambour, ces carottes dont je me souviens avec horreur car biner des journées entières ces végétaux était pour moi d’une inimaginable monotonie.

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Le phénomène le plus imprévu et le plus étonnant pour la gamine que j’étais, cachée sous mon faux nom, était l’envoi assez régulier d’un fromage (que j’ai également fabriqué ) entouré d’un ruban tricolore à l’intention du Maréchal Petain. Comme je le répète, cette « ferme école » confiée à Mme Charvet, était subventionnée par Petain !

Vint enfin la Libération et un maquis s’infiltra à Limoges. liberation_1.jpg

Un soir, Madame Charvet me convoqua et m’enjoint d’aller à Limoges avec la calèche et ramener un certain monsieur X. J’accomplis ma mission en pleine nuit.

Le lendemain matin, des maquisards envahirent le domaine, entrèrent dans la maison, pénétrèrent dans la grande salle et mitraillèrent toutes les photos de Petain qui ornaient les murs. Puis ils embarquèrent toute la maisonnée (moi y compris) et nous parquèrent à la prison de Limoges. Je compris que le personnage que j’étais allé chercher la veille était un milicien que Mme Charvet espérait sauver.

Puis je fus relâchée et reconduite aux Courrières. Je n’ai jamais très bien su ce qu’il était advenu de la famille Charvet mais je sais qu’elle a été interdite de séjour. Je ne sais s’ils ont fusillé le milicien.

Au bout de quelque temps, je quittai les Courrières pour me rendre à Lyon chez un cousin catholique que je connaissais mal. Il m’accueillit en me faisant éplucher des noix dans son jardin, ce que j’ai peu apprécié, et surtout me dit sans ménagement : « tu ne reverras jamais tes parents » ! J’en garde un horrible souvenir et un ressenti de dégoût.

1383119253-63-Clermont-Ferrand-Tramways-14-.jpgDepuis cette région lyonnaise, traumatisée par la froideur du cousin Emile, je me rendis à Clermont-Ferrand pour habiter dans l’appartement vide de l’oncle Jean. J’y vivais donc seule. Je m’inscrivis au Lycée en Première. Quelle joie de reprendre des études! Je me liais d’amitié avec deux élèves qui devinrent d’excellentes amies. Par chance aussi, dans l’appartement voisin du mien, habitait un couple de réfugiés strasbourgeois qui m’ont beaucoup aidée en cette période de pénurie alimentaire.

Après avoir passé un an dans la capitale auvergnate, une fois encore, je repris ma valise pour rejoindre Paris. Pour ma plus grande joie c’était cette fois pour aller habiter chez mon oncle Jean (le frère aîné de mon père qui était à Londres pendant toute la guerre) et ma tante Geneviève.

Je désirais poursuivre mes études. Oncle Jean estimait quant à lui que je devais travailler et, à mon grand désespoir, il m’inscrivit chez Pigier pour apprendre la sténodactylographie et le secrétariat. Au bout d’un mois je déclarai forfait. Je décidai donc d’entreprendre des études en arrondissant la bourse de « pupille de la nation » que j’avais obtenue, par de petits travaux. Nous habitions alors rue de la Faisanderie à Paris, où vivaient également mes deux cousins germains, en particulier ma cousine Françoise qui prit grand soin de ma petite sœur Aline. Mon frère Georges vivait là également et espérait pouvoir entrer à l’Ecole des Beaux Arts.

resister musee de lhomme.jpgJe m’inscrivis au Musée de l’Homme et obtins un diplôme d’ethnologie, puis mon doctorat. Mais comme en fin d’étude l’avenir qui s’offrait à moi était celui de « chomeur intellectuel », je choisis une autre voie et j’obtins le Certificat de Démographie grâce auquel je fus ensuite engagée à l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED).INED.jpg

Mais deux tragiques évènements me frappèrent alors. Mon jeune frère se suicida dans le Bois de Boulogne, sans que l’on n’en connaisse réellement la raison (son échec aux Beaux Arts ?). Puis Aline, ma petite sœur, après son mariage et le bonheur d’avoir donné naissance à deux garçons, fut emportée, très jeune (35 ans), par un horrible cancer. Je ne me suis jamais complètement remise ce ces deux pertes.

Malgré cela, la vie parisienne m’absorba, mon travail, ma vie sociale… Chaque année, jusqu’à ce jour, j’organisais également, pour des amis, des visites privées dans la région dans laquelle j’avais été cachée.

Mon existence aujourd’hui, entourée de nombreux amis n’est pas désagréable et, bien qu’à la retraite, mon activité n’est pas encore éteinte. Actuellement je travaille également dans une association de seniors retraités et, par un miraculeux hasard, j’ai rencontré un ancien médecin avec lequel je m’entends à merveille et qui donne un nouveau sens à mon existence.

Ecrire ce récit a parfois été douloureux. La vieillesse fait encore plus revivre ces évènements mais surtout l’horreur de l’enfer nazi.

Claude LÉVY

Paris, 2015