Conférence introductive de Nathalie Zajde  [1] au Forum Générations Shoah, Mémorial de la Shoah, en visio-conférence, le 24 novembre 2020.

Ensemble ce soir, nous allons parler d’objets porteurs d’une histoire singulière. Nous allons parler de ces objets qui sont, vous allez le découvrir, plus que de simples objets. Des objets qui ont survécu à la Shoah, alors que souvent, leurs concepteurs, leurs propriétaires, le monde auquel ils appartenaient n’ont pas survécu.

Je propose de nommer ces objets des objets survivants.  Car, tout comme des humains survivants de la Shoah, ils ont miraculeusement traversé le génocide contre les juifs, pour parvenir jusqu’à nous. On se demandera alors comment ils ont fait. On racontera leur périple, en commençant pas leur naissance, leur origine, leur fabrication. Et l’on se demandera aussi, pourquoi ils ont survécu.

Une première réponse s’impose, d’évidence : ils ont survécu pour que des dizaines d’années après la Shoah, les descendants de survivants qui en ont hérité et leurs enfants après eux, évoquent avec précision les Juifs et la Shoah.

Derrière chacun de ces objets, il y a au moins un être humain juif, un être qui avait un prénom et un patronyme. C’est cet être que l’objet nous commande de faire revivre en le nommant- je dis faire revivre, car chez les juifs, c’est en prononçant le nom d’un disparu qu’on lui donne vie. Prononcer le nom d’un mort, rappeler qu’il a été, c’est en réalité une mitzva, et c’est précisément ce à quoi ces objets survivants nous obligent.

Mais parfois cela va encore plus loin. Laissez-moi vous raconter une petite histoire.

Cela se passe au sein du groupe de parole annuel de descendants de survivants de la Shoah du Centre Georges-Devereux[2]. Anna[3] participe au groupe. Elle a une quarantaine d’années. Sa psy lui a conseillé de rejoindre ce dispositif pour trouver une solution à sa souffrance : les mauvaises relations qu’elle entretient avec ses deux parents depuis toujours. Anna est fille unique. Ses parents sont d’origine tchèque. Ils étaient adolescents, cachés pendant la Shoah. À part eux, tous les membres de leur famille ont été arrêtés, déportés et sont morts en camp.

Les parents d’Anna sont des personnes difficiles. Anna s’en plaint. Elle les décrit : égoïstes, tournés principalement sur eux-mêmes, ne se souciant que de leurs propres affects. Certes ils ont souffert pendant la guerre, mais est-ce une raison, se demande-t-elle, pour se comporter comme ils le font vis-à-vis de leur seule enfant? Dès qu’ils la voient, ils ne peuvent s’empêcher de la critiquer, ils lui font des remarques désobligeantes : pourquoi n’est-elle pas mariée, pourquoi n’a-t-elle pas d’enfants ? Elle a quarante ans… Et bien qu’ils l’aient élevée sans aucune référence au judaïsme, et même en se cachant d’être juifs, bien qu’ils se revendiquent humanistes, de gauche, anti-religieux, anti-racistes – ce qu’Anna revendique également – ils ne se privent pas de lui faire des remarques désobligeantes sur le fait que son compagnon actuel est d’origine congolaise et qu’il n’est pas juif[4]. Elle n’en peut plus de leur attitude contradictoire. Par dessus le marché, dès qu’elle les appelle, ils lui reprochent de ne pas assez s’occuper d’eux. Ils lui coupent l’envie d’aller vers eux. Anna les voit le moins possible ; elle veut éviter les disputes, mais cette situation de conflit, de mauvaise relation avec ses deux parents la mine. Elle rêverait d’en être indifférente, mais n’y parvient pas. Elle a l’impression qu’ils lui gâchent sa vie.

Sa psy a pensé, à juste titre, qu’un groupe de parole libre, réunissant des « seconde génération »[5] susceptibles de partager des problèmes de même nature, pourrait l’aider[6].

Lors de la quatrième séance du groupe de parole, Anna nous annonce :

« _ J’ai un problème et il n’y a qu’ici que je peux en parler, c’est bête, mais ça me mine, alors voilà : mes parents m’ont refilé, il y a quelques années, quand ils ont déménagé, un châle, un vieux châle de prière qui avait appartenu à un oncle, mort en déportation. Je n’étais pas d’accord pour le prendre chez moi, mais c’est ma mère qui me l’a imposé. Pour moi, c’est à elle de le garder, mais encore une fois, je me suis fait avoir. Et en fait, je ne supporte pas d’avoir ce truc chez moi, ça me dérange, ça m’angoisse. Je l’ai planqué dans un placard, mais je sais qu’il est là. Du coup, j’évite d’ouvrir le coin où je l’ai mis. C’est idiot mais je n’y peux rien, il me fait flipper. Et j’en veux à ma mère qui encore une fois a réussi à m’imposer un truc que je ne supporte pas. Je voudrais m’en débarrasser, mais je n’arrive pas à le jeter. »

Le châle du grand oncle d’Anna, voilà typiquement un objet actif[7]. Une chose[8] qui anime Anna, et qui anime le groupe de parole. Voilà une chose qui agit sur les humains, qui provoque de la souffrance chez Anna et renforce les mauvaises interactions avec ses parents, qui impose un traitement singulier, qui « refuse » d’être jetée, qui fait pression. Un objet qu’on pensait comme tous les objets, inanimé, mais qui en réalité est vivant au sens où il influence l’existence de ceux qui le rencontrent.

Certains pourraient penser « tout est dans la tête d’Anna ; si elle ne supporte pas le châle, c’est à cause de la représentation qu’elle se fait du châle ; elle n’a qu’à se dire que ce n’est rien qu’un bout de tissus, et tout ira mieux… »

Mais nous avons pris les choses de manière radicalement opposée. Nous avons appréhendé le problème non pas à partir de la psychologie des humains, non pas à partir de la représentation qu’Anna et ses parents se faisaient de l’objet mais à partir du châle lui-même. Autrement dit, nous avons pris l’objet, le châle comme élément central pour comprendre le problème psychologique que nous soumet Anna. Ici, ce qui induit la souffrance c’est le châle. Les psychologues aidés de l’ensemble des participants au groupe de parole annuel s’efforcent de comprendre le fonctionnement, la nature singulière de ce châle. Ils lui confèrent la place et le rôle qu’il a réellement afin de trouver la solution psychothérapique efficace qu’Anna, envoyée par son psy, est venue chercher en participant à ce groupe de parole. Ainsi, nous nous sommes demandés pourquoi ce châle précisément était source d’autant de souffrance et de conflit. Nous nous sommes interrogés sur l’identité de ce châle, comme on s’interroge au sujet de l’identité d’une personne qui perturbe une situation et dont on veut saisir l’intention et comprendre les motivations: D’où vient il ? À qui appartenait-il ? Que lui est-il arrivé ? Qu’est-il arrivé à son propriétaire ? Comment et pourquoi ce châle est-il parvenu jusqu’à Anna ? Enfin, que veut-il, qu’attend-il de la part d’Anna? Quel soin lui est nécessaire afin qu’Anna soit à son tour soignée ?

Anna nous raconte que son grand oncle, Joseph Kahn[9], a été déporté avec sa femme Rachel et leurs deux enfants, Suzette et Henri. Aucun d’eux n’est revenu. Après la guerre, la mère d’Anna a hérité de leur appartement, et c’est là que ses parents se sont mariés et ont vécu de longues années, jusqu’à leur déménagement.

« _ Ça ne m’étonne pas, dit une participante, que tu ne puisses pas jeter ce talith.

_ Ce quoi ? demande Anna, qui, comme quelques uns dans ce groupe, ignore tout de la religion juive.

_ Un talith, c’est de l’hébreu ; c’est le châle que porte pour la première fois le jeune initié le jour de sa bar mitzva, le châle que porte un juif quand il prie, celui qu’il porte le jour de son mariage et dont il recouvre sa nouvelle épouse sous le dais nuptial, celui sous lequel il place sa femme et ses enfants pour les bénir et les protéger lors des grandes fêtes, enfin le talith, c’est le linceul dans lequel il est enterré. »

Nous réfléchissons à haute voix. Ce n’est pas étonnant qu’Anna se sente mal à l’aise depuis qu’elle a ce talith chez elle, et cela, pour au moins deux raisons :

  • la première c’est que le talith rappelle sans cesse que son propriétaire a été sauvagement assassiné, qu’il n’a pas eu droit à une sépulture, comme ce fut le cas pour des millions de juifs pendant la Shoah ;
  • la seconde raison, c’est qu’Anna est une femme et non un homme, et donc, dans la tradition de ce grand oncle, une femme ne portait pas de talith, et de plus, le compagnon d’Anna n’est pas juif, et par conséquent ce talith n’a rien à faire chez elle. Autrement dit, il est ici comme en déshérence, inactif au regard de ce pourquoi il a été confectionné : la prière et le linceul.

Que faire ? C’est la question que se posent les membres du groupe. Que faire pour libérer Anna ? Que faire de ce talith ?

La discussion au sein du groupe de parole de descendants de survivants de la Shoah continue.  C’est l’occasion pour Anna et d’autres participants, de découvrir des éléments importants de la culture juive. Ce n’est sans doute pas la première fois qu’un talith erre sans son propriétaire…

Ce talith a amené Anna et d’autres descendants de survivants de la Shoah à s’intéresser à des éléments importants de la culture de leurs ascendants dont, jusque là, ils ignoraient tout. Grâce à cet objet, le groupe de parole, en plus d’être une expérience psychothérapique, est source de nouveaux savoirs qui enrichissent les participants. C’est dans le cadre d’un échange, de discussions, de débats contradictoires et démocratiques[10] que s’élabore la réflexion au sein du groupe de parole de descendants de survivants de la Shoah.

Revenons au problème : que devient un talith une fois que son propriétaire n’est plus ?

Tout dépend de l’état du talith.

  • Soit il est en bon état, pas abimé, avec des tzitzit en règle – on explique à Anna ce que sont les tzitzit, les franges rituelles – et alors on peut le donner à un garçon ou un homme nécessiteux, qui n’a pas les moyens de s’en offrir un. Ce faisant, on réalise ainsi une mitzva, une bonne action, et dans le cas qui nous occupe, c’est le grand oncle d’Anna qui la réalise de manière posthume, puisque c’est son talith « qu’il donne », longtemps après sa mort;
  • soit le talith est en mauvais état, abimé, impropre à l’usage rituel, et alors on le considère comme un objet « mort », n’ayant plus de raison d’être, qu’on devra enterrer dans un lieu sacré, prévu à cet effet, dans un cimetière pour les textes et objets juifs abîmés, qu’on appelle en hébreu gueniza .

Anna écoute attentivement ; elle découvre, elle apprend, et comprend à présent à quel point cet objet est en réalité chargé. Elle saisit les raisons logiques, inscrites dans l’objet même, du malaise qu’elle ressent depuis que ce châle a pénétré son appartement ; elle comprend aussi pourquoi elle ne parvenait pas à le mettre à la poubelle.

« _ Alors, comment savoir ce qu’il faut faire ? demande-t-elle.

_ Il faut apporter ce talith à un rabbin qui va l’examiner et qui fera le diagnostic, qui saura ce qu’il faut faire, répond un participant.

_ Mais je n’en connais pas moi, de rabbins ! réagit Anna.

_ Moi, je connais un rabbin très sympa, si tu veux, j’irai avec toi ! lui propose une participante. »

FIN


[1] Maître de conférences en Psychologie, H.D.R. Université de Paris8 Saint-Denis. Responsable au Centre Georges-Devereux de la Cellule d’aide psychologique aux survivants de la Shoah et à leurs descendants. http://www.ethnopsychiatrie.net/CelluleSurvivants.htm

[2] En France, les premiers groupes de parole des descendants de survivants de la Shoah ont été créés en 1991 par l’équipe d’ethnopsychiatrie, à l’Université de Paris8 Saint-Denis.

[3] Dans le respect des règles de confidentialité, tous les prénoms et noms ainsi que certaines données qui pourraient permettre d’identifier les sujets, on été changés selon une correspondance cohérente.

[4] Catherine Grandsard, Juifs d’un côté : portraits de descendants de mariages entre juifs et chrétiens, 2005, Paris,Seuil-Les empêcheurs de penser en rond.

[5] Nathalie Zajde, Enfants de survivants, 1995, Paris, Odile Jacob.

[6] Nathalie Zajde, Guérir de la Shoah, 2005, Paris, Odile Jacob.

[7] Sur la notion d’  « objet actif » cf. Tobie Nathan & Lucien Hounkpatin, 1998, La guérison yoruba, Paris, Odile Jacob.

[8] Cf. Tobie Nathan, 2001, Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris,Seuil-Les empêcheurs de penser en rond.             http://www.ethnopsychiatrie.net/objets/Lachose&l%27objet.htm

[9] Les noms ont été changés

[10] Tobie Nathan & Nathalie Zajde  2012, Psychothérapies démocratiques, Paris, Odile Jacob.